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Mercredi 20 octobre 1965
Deux semaines s’étaient écoulées depuis la découverte du corps de Mercedes Alvarez dans le congélateur du Hug, et les journaux, la radio et la télévision évoquaient un peu moins l’affaire, faute d’informations nouvelles. Les médias n’avaient à aucun moment parlé d’incinération, ce qui surprenait les policiers chargés de l’enquête. Apparemment, des gens influents avaient fait pression sur les journalistes. En revanche, les origines caribéennes des victimes avaient suscité des commentaires sans fin. On avait fixé leur nombre à onze, en commençant par Rosita Esperenza en janvier 1964 : aucun cas antérieur n’avait pu être découvert, et ce dans tous les États-Unis. La presse avait baptisé le tueur « le monstre du Connecticut ».
Le Hug n’était plus un endroit où l’on célébrait les menus triomphes, comme la découverte du comportement des ions potassium à travers la paroi cellulaire des neurones, ou les grands, tels que la crise d’épilepsie d’Eustace déclenchée par une stimulation électrique du nerf ulnaire. Le centre de recherches était désormais parcouru de tensions qui s’exprimaient par des regards en coin, des phrases interrompues, une volonté un peu gauche d’éviter les sujets qui fâchent. Maigre réconfort : les policiers semblaient avoir cessé de leur rendre visite, y compris le lieutenant Delmonico qui, pendant huit jours, avait arpenté tous les étages.
Les fissures apparaissant dans la structure sociale du Hug émanaient pour l’essentiel du docteur Karl Schiller.
— Ne m’approchez pas, sale nazi ! s’écria le docteur Finch, un jour où Schiller était venu lui parler d’un quelconque échantillon de tissu animal.
— Allez-y, insultez-moi ! répondit l’autre. Je ne peux pas répliquer au milieu des juifs américains.
— Si ça ne tenait qu’à moi, vous seriez expulsé !
— Vous ne pouvez quand même pas rendre une nation entière responsable des crimes de quelques-uns, dit Schiller, très pâle, en crispant les poings.
— Allons donc ! Vous êtes tous coupables !
Charles Ponsonby intervint, prit Schiller par le bras et le ramena dans son labo.
— Je n’ai rien fait, rien ! s’écria le chercheur allemand. On n’est même pas sûr que le corps ait été découpé pour être incinéré ici ! Ce sont des ragots ! Je n’ai rien fait !
— Mon cher Kurt, la réaction de Finch est compréhensible : certains de ses cousins sont morts à Auschwitz, et la simple idée d’incinération est pour lui, comment dire... éprouvante. Je me doute aussi qu’il n’est pas très agréable d’avoir à endurer ses réactions. Le mieux que vous puissiez faire, c’est de l’éviter jusqu’à ce que les choses s’apaisent. Elles s’apaisent toujours. Vous avez raison : ce ne sont que des rumeurs, la police ne nous a rien dit. Relevez la tête, Kurt, soyez un homme !
Finch n’était pas le seul à faire de lui l’exutoire de ses frustrations. Sonia Liebman s’éloignait quand elle le rencontrait ; Hilda Silverman égarait ses revues et ses articles ; Martin, Betty et Hank perdaient ses échantillons, ou traçaient au crayon feutre des croix gammées sur ses rats.
Schiller finit par se rendre chez le Prof, à qui il remit sa démission, qui fut refusée.
— Mon cher Kurt, dit Smith, dont la chevelure semblait blanchir chaque jour davantage, je ne peux l’accepter. Nous sommes sous surveillance de la police. Si vous partiez maintenant, cela donnerait lieu à toutes sortes de soupçons. Serrez les dents et endurez l’affaire, comme nous tous.
— Mais moi aussi, j’en ai marre de serrer les dents, dit-il à Tamara après le départ de Schiller, qui paraissait anéanti. Pourquoi faut-il que ça nous arrive à nous ?
— Si seulement je le savais...
Pour qu’il pense à autre chose, elle lui donna à lire un premier jet de l’article du docteur Chandra, qui décrivait en détail, avec une froideur clinique, l’incroyable crise d’Eustace.
Retournant dans son bureau, elle constata que Desdemona Dupré y était entrée, et que cette garce british fouillait dans les papiers dispersés sur son bureau.
— Vilich, vous avez vu mes fiches de salaire ?
D’un bond, Tamara la repoussa brutalement.
Le coin du feuillet d’une communication ultra-confidentielle apparaissait sous un texte manuscrit qu’elle avait transcrit sous la dictée du Prof.
— Je vous interdis de fouiller dans mes affaires, Dupré !
— J’avoue que je suis fascinée par le chaos dans lequel vous travaillez. Pas étonnant que vous ayez été incapable de gérer cet endroit. Vous ne pourriez même pas organiser une soûlerie dans une distillerie.
— Et si vous alliez vous faire foutre ? Il est vrai que vous êtes trop moche pour que ça tente qui que ce soit.
Desdemona resta impassible.
— Il y a toujours des hommes prêts à escalader l’Everest.
Elle remarqua que Tamara faisait disparaître le précieux document sous les autres papiers.
— Une lettre d’amour ?
— Allez vous faire foutre ! Vos fiches ne sont pas ici !
Souriant toujours, Desdemona sortit, et pressa le pas en entendant le téléphone sonner dans son bureau.
— Mlle Dupré, dit-elle en s’asseyant.
— Ah ! Je suis heureux de voir que vous êtes au travail, dit la voix de son autre bête noire.
— Je suis toujours au travail, lieutenant Delmonico, répondit-elle d’un ton sec. À quoi dois-je cet honneur ?
— Je me demandais si vous accepteriez de dîner avec moi, un de ces soirs.
Ce fut pour Desdemona un véritable choc, mais elle ne commit pas l’erreur de croire qu’il voulait la séduire. Ce Sherlock Holmes de banlieue devait simplement être à court de pistes.
— Cela dépend, dit-elle, un peu hésitante.
— Et de quoi donc ?
— De ce que vous demanderez en échange, lieutenant.
— Pendant que vous y réfléchissez, pourquoi ne pas m’appeler Carmine ? Je vous appellerai Desdemona.
— Nous pourrions le faire si nous étions amis, mais votre invitation me paraît simplement liée à votre enquête.
— Je peux tout de même vous appeler Desdemona ?
— Si vous y tenez.
— Très bien ! Alors, d’accord pour dîner, Desdemona ?
Elle ferma les yeux.
— D’accord, Carmine.
— Parfait ! Quel genre de cuisine préférez-vous ?
— Chinoise, classique.
— Ça me va. Je passe vous prendre chez vous à 7 heures.
Ce salaud connaissait l’adresse de tout le monde, évidemment.
— Non, merci. Je préfère vous retrouver au restaurant. Lequel est-ce ?
— Le Faisan Bleu, sur Cedar Street. Vous connaissez ?
— Bien sûr. Je vous rejoins là-bas à 7 heures.
Il raccrocha sans faire de commentaires, au moment où le docteur Charles Ponsonby même faisait son apparition dans l’encadrement de la porte. Une fois que Desdemona eut satisfait sa requête, elle fut libre de réfléchir au dîner. Ce serait un duel, mais bienvenu. Cet aspect de l’existence lui manquait. Ici, à Holloman, elle était en exil. Elle touchait un salaire certes confortable, mais qu’elle mettait de côté pour pouvoir un jour quitter ce pays, retourner dans sa terre natale, et reprendre une vie sociale vraiment stimulante. L’argent n’était pas tout, mais il en fallait quand même un peu pour mener une vie pas trop déprimante. Desdemona voulait un petit appartement à Strand-on-the-Green, plusieurs postes de consultante dans des cliniques privées, et tout Londres à ses pieds. Certes, la capitale anglaise lui était aussi inconnue que Holloman, mais Holloman était un trou et Londres le centre de l’univers. D’ici cinq ans, elle pourrait dire adieu au Hug comme à l’Amérique. D’excellentes références professionnelles, un compte en banque bien garni : elle ne demandait rien de plus aux Américains. Les Anglais peuvent bien quitter l’Angleterre, elle ne les quitte jamais.
Desdemona avait l’habitude de se rendre à pied à son travail, et d’en revenir de la même façon, ce qui épouvantait certains de ses collègues. Mais c’était un bon exercice, et elle ne s’inquiétait pas de devoir traverser le Creux. Sa taille, son allure athlétique, son air assuré rendaient peu probable une agression, d’autant plus qu’elle ne portait jamais de sac à main. D’ailleurs, au bout de cinq ans, elle connaissait pratiquement tous ceux qu’elle rencontrait, et tout le monde la saluait amicalement.
Les feuilles de chêne tombaient déjà ; Desdemona, tournant sur la 20e Rue, en eut presque jusqu’aux chevilles. Les camions de la municipalité n’étaient pas encore passés. Ah, il était là, le chat siamois qui s’installait toujours au sommet d’un poteau pour la voir passer. Elle alla le caresser. Derrière elle, un bruit de pas se prolongea une fraction de seconde, puis s’arrêta. Desdemona se retourna, surprise. Personne. Elle reprit sa marche, l’oreille aux aguets, en faisant une pause tous les deux mètres. À chaque fois, le bruissement de feuilles derrière elle s’interrompait aussi. Elle sentit quelques gouttes de sueur perler sur son front, mais poursuivit son chemin comme si de rien n’était, avant de se mettre à courir sur la dernière centaine de mètres.
Desdemona Dupré, tu es ridicule ! Ce devait être le vent, un rat, un oiseau, une petite créature qu’elle ne pouvait pas voir.
Elle grimpa les trente-deux marches menant à son appartement, le souffle court. En entrant, elle jeta un regard à son panier à couture, mais il n’avait pas bougé. Ses broderies étaient exactement là où elles devaient être.
Eliza Smith avait préparé le plat préféré de Robert, des côtes de porc avec une salade et du pain chaud. Elle s’inquiétait pour son moral, qui depuis le meurtre ne cessait de se dégrader. Il se montrait irritable, s’offusquant de choses que d’ordinaire il ne remarquait même pas, ou bien si distant qu’il ne semblait rien voir ni entendre. Elle connaissait depuis longtemps cette facette de son caractère – d’où l’existence de la folie qu’il gardait dans la cave –, mais elle pensait que cela ne dominerait jamais sa vision du monde. Après tout, il avait bien surmonté la mort de Nancy, que pouvait-on imaginer de pire ?
Les journaux et la télévision avaient cessé de parler sans arrêt du « monstre du Connecticut », mais pas Bobby et Sam. Chaque jour, à l’école, ils pouvaient s’enorgueillir d’avoir un père indirectement impliqué dans ces meurtres, et ne voyaient pas pourquoi ils devraient se taire une fois rentrés à la maison. Coupée en morceaux, quand même !
— Papa, qui c’est, d’après toi ? demanda une fois de plus Bobby.
— Arrête ! s’écria sa mère.
— Je parie que c’est Schiller, intervint Sam. Il a dû être nazi. Il est assez vieux pour ça.
— Sam, ça suffit ! lança Eliza.
— Écoutez votre mère, les enfants, dit Smith, qui avait à peine touché à son assiette.
La conversation tomba, mais les deux garçons regardaient toujours leur père d’un air plein d’espoir.
— Allez quoi, papa, dis-nous qui c’est, d’après toi, dit Bobby.
— C’est Schiller ! s’exclama Sam. Achtung ! Sieg Heil !
Le Prof posa les mains à plat sur la table, se leva, puis désigna d’un geste un coin de la pièce. Ses fils restèrent bouche bée mais obéirent, en remontant le bas de leurs pantalons jusqu’aux genoux. Smith prit le fouet posé sur le buffet – sa place habituelle –, et, se dirigeant vers ses enfants, en frappa Bobby. Il commençait toujours par lui, car Sam était si terrifié de voir punir ainsi son aîné que c’était pour lui comme un châtiment supplémentaire. Bobby reçut six coups sur chaque mollet, sans rien dire. Puis ce fut le tour de son cadet, qui eut droit à la même punition, en dépit de ses hurlements. Un lâche, pensa son père, une vraie fille !
— Et maintenant, au lit ! Vous y réfléchirez au plaisir qu’il y a d’être en vie. Tout le monde n’a pas cette chance, comme vous le savez. Et plus question de m’importuner avec vos questions, c’est compris ?
— Sam à la rigueur, dit Eliza quand les deux garçons eurent quitté la pièce. Il a douze ans. Mais tu ne devrais pas imposer ça à Bobby, qui en a quatorze, et qui est déjà plus grand que toi. Un de ces jours, il pourrait bien se rebiffer.
Sans répondre, Smith se dirigea vers la cave, son trousseau de clés à la main.
— Comme si tu avais besoin de tout verrouiller ! lança-t-elle. Qu’est-ce que je fais si j’ai besoin de toi séance tenante ?
— Crie très fort.
Eliza entreprit de débarrasser la table.
— Tu parles ! Tu n’entendrais rien, avec tout ce bruit. Mais souviens-toi de ce que je te dis, Bob Smith : un de ces jours, tes fils se dresseront contre toi.
D’énormes haut-parleurs installés dans le couloir menant à la cuisine diffusaient un concerto pour piano de Saint-Saëns. Claire nettoyait des crevettes dans l’évier de pierre ; Charles, la main recouverte d’une manique, ouvrit la porte du four et en sortit une terrine de terre cuite dont le couvercle avait été maintenu en place par un mélange de farine et d’eau, afin que la moindre goutte de jus ne puisse se perdre. Il l’ôta délicatement après avoir posé l’objet sur une table tricentenaire.
— Il y a vraiment tant de rumeurs que ça au Hug ? demanda Claire. Personne ne sait rien, finalement.
— Personne n’est sûr que le reste du corps soit passé dans l’incinérateur, mais les spéculations vont bon train. Tout le monde suspecte Kurt Schiller.
— Quelle odeur divine ! dit Claire en se tournant vers lui. Cela fait un temps fou que nous n’avions pas mangé de bœuf en daube !
— D’abord les crevettes dans un beurre à l’ail. Tu as fini ?
— J’achève la dernière. Tu veux que je fasse fondre le beurre, ou c’est toi qui t’en occupes ? L’ail est prêt.
— Je vais m’en charger pendant que tu mets la table, répondit Charles, qui déposa dans une poêle un morceau de beurre où les crevettes seraient plongées un instant, dès qu’il se mettrait à crépiter et que l’ail aurait roussi. Oh, et le citron ?
— Juste devant toi.
Chaque fois que Claire parlait, la grosse chienne étendue dans un coin, le nez posé sur ses pattes, levait la tête et battait le sol d’un coup de queue. La table une fois mise, Claire se dirigea vers le plan de travail et y prit un grand bol contenant de la pâtée pour chien.
— Tiens, Biddy ! Tiens, ma belle, voilà ton dîner.
La chienne se leva d’un bond et engloutit sa pâture en quelques instants.
— Tu es vraiment une goinfresse, dit Claire. Les plaisirs sont pourtant bien plus agréables quand on prend le temps de les savourer.
— J’en suis bien d’accord, lança Charles.
Le frère et la sœur s’assirent pour manger tout à loisir, s’interrompant de temps à autre pour retourner ou remplacer le disque posé sur la platine. Ce soir c’était Saint-Saëns, demain ce serait Mozart, ou Satie, selon le menu. Choisir la bonne musique était aussi important que de choisir le bon vin.
— Tu vas te rendre à l’exposition Bosch, Charles ?
— Rien ne pourrait m’en empêcher. Voir enfin ces peintures, quel bonheur ! On ne peut se contenter indéfiniment des reproductions, si bonnes soient-elles. Des tableaux si macabres, remplis d’un humour dont je me demande toujours s’il était conscient ou inconscient... Je n’arrive pas à entrer dans l’esprit de Bosch. Était-il schizophrène ? Avait-il forcé sur les champignons hallucinogènes ? Ou bien était-ce simplement la manière dont, à son époque, on voyait non seulement ce monde-ci, mais l’autre ? Ses démons sont pleins d’allégresse quand ils torturent des humains sans défense. Quel génie...
— Tu me l’as déjà dit cent fois, répondit-elle d’un ton sec.
Biddy vint poser la tête sur les genoux de Claire qui, de ses longues mains fines, lui tira affectueusement les oreilles tandis que la chienne, les yeux clos, soupirait de bonheur.
— Nous aurons un menu Bosch quand tu reviendras de ton expo, lança Claire en riant. Guacamole au chili, poulet tandoori, gâteau à la diable... Chostakovitch, Stravinski, un peu de Moussorgski... un vieux chambertin...
— Au fait, il est temps de changer de disque, dit Charles en se dirigeant vers la salle à manger. Occupe-toi du bœuf en daube, veux-tu ?
— Que comptes-tu faire demain ? demanda Charles alors que tous deux, le repas terminé, savouraient un expresso tout en fumant de petits cigares.
— Le matin, j’emmène Biddy pour une longue promenade, puis elle et moi irons assister à une conférence au Susskind Theater. J’ai réservé un taxi pour y aller et en revenir.
— C’était vraiment nécessaire ? lança Charles, l’air furieux.
Claire posa la main sur la sienne.
— Allons, allons, ce n’est vraiment rien.
Chez les Forbes, l’ambiance était toute différente. Robin Forbes avait tenté de préparer un gâteau aux noix qui ne s’effondrerait pas au premier coup de couteau, et l’avait généreusement arrosé de coulis de cranberries pour lui donner un peu de goût, comme elle l’expliqua à son mari. Il y goûta d’un air soupçonneux et frémit d’horreur.
— Il est sucré !
— Voyons, chéri, un tout petit peu de sucre ne va quand même pas te provoquer une nouvelle crise cardiaque. C’est toi le médecin, et je ne suis qu’une infirmière sans diplôme, mais je sais quand même qu’on ne fait rien de mieux comme carburant. Tout ce que tu manges se transforme en glucose, puis en glycogène. Pourquoi t’imposer tant de privations ? Même un joueur de football ne se prive pas autant.
— Merci du sermon, lança-t-il d’un ton sec, avant de remplir son assiette de laitue, de tomate, de concombre et de céleri – le tout sans le moindre assaisonnement.
Sa femme préféra changer de sujet :
— Aujourd’hui, j’ai discuté au téléphone avec Roberta et Robina, comme chaque semaine.
— Roberta a été acceptée en neurochirurgie ? demanda-t-il, guère intéressé.
— Non. Elle dit que c’est parce qu’elle est une femme.
— Et ils ont eu raison. C’est un métier d’homme.
Robin s’obstina.
— Mais le mari de Robina a eu une promotion. Ils vont pouvoir acheter cette maison qui leur plaît tant, à Westchester.
Forbes pensait déjà à autre chose : son travail l’appelait du haut de la tour.
— C’est bien pour... Comment s’appelle-t-il, déjà ?
— Callum Christie. C’est quand même ton gendre !
Elle essaya autre chose.
— Cet après-midi, je suis allée revoir Quo vadis. Pauvres chrétiens, ils ont vraiment souffert.
— Je connais bien des chrétiens que je serais ravi de jeter aux lions ! Ils vous volent six jours par semaine, et le dimanche ils vont à l’église pour arranger l’affaire avec Dieu. Je préfère mes péchés à leurs bonnes actions.
— Addison, voyons, tu dis n’importe quoi !
Posant sa fourchette et son couteau, il se demanda, pour la millionième fois, pourquoi il avait épousé une infirmière sans cervelle alors qu’il faisait ses études de médecine. Il connaissait la réponse, évidemment, mais ne voulait pas l’admettre : il n’avait pas les moyens de les achever, mais elle était folle de lui et son salaire lui permettrait de continuer. Bien entendu, il avait prévu d’achever l’internat avant de fonder une famille, mais cette sotte était tombée enceinte avant. Il s’était donc retrouvé avec deux filles, des jumelles que son épouse avait tenu à appeler Roberta et Robina. La première avait au moins hérité de ses talents médicaux, tandis que l’autre, aussi dépourvue de cervelle que sa mère, était devenue mannequin avant d’épouser un agent de change.
Au fil des années, la répugnance que lui inspirait Robin n’avait fait que croître, au point qu’il pouvait à peine supporter de la voir, et nourrissait des fantasmes homicides à son égard.
Il se leva.
— Plutôt que de te goinfrer de pop-corn au cinéma, tu ferais mieux de reprendre des cours, encore que je doute que tu comprennes quoi que ce soit aux maths. Ou bien tu pourrais faire de la poterie, on me dit que c’est ce que font les femmes d’âge mûr sans grand talent.
La scène prit fin, comme d’habitude, lorsqu’il emprunta l’escalier en spirale tandis que Robin s’écriait d’une voix perçante :
— C’est cela, monte dans ta tour, et ferme bien la porte !
— Compte sur moi.
S’essuyant les yeux, elle inonda son gâteau de coulis de cranberries, puis se leva d’un bond et courut vers le réfrigérateur, où elle avait dissimulé une salade de pommes de terre. Après tout, pourquoi Addison lui imposait-il son impitoyable régime ? Mais il est vrai qu’elle en connaissait la raison : il mourait de peur à l’idée de faire une nouvelle attaque.
Carmine Delmonico se tenait juste devant l’imposant faisan bleu et or peint sur la vitre du restaurant, un grand sac brun sous son bras. Il suivit vaguement du regard une Corvette rouge vif, puis écarquilla les yeux lorsqu’elle vint se garer le long du trottoir, et que Desdemona Dupré en extirpa sans effort son imposante silhouette.
— Ce n’est pas le genre de voiture que j’aurais imaginé, s’agissant de vous, dit-il.
— Elle prendra de la valeur avec le temps, c’est un investissement. Nous allons manger ? Je meurs de faim.
— J’ai pensé que nous pourrions finalement dîner chez moi. Ici, c’est rempli d’étudiants, et grâce aux louables efforts du Holloman Post, tout le monde sait à quoi je ressemble. J’espère que vous ne vous offusquerez pas de ce changement de programme...
— Mon cher Carmine, je suis un peu trop âgée pour réagir comme une gamine, et m’inquiéter à l’idée d’aller manger dans l’appartement d’un homme. C’est loin ?
— Au coin de la rue ! Je vis au douzième étage du Nutmeg Insurance Building. Dix étages de bureaux, dix étages d’appartements, et tout en haut le docteur Satsuma. Je n’ai hélas pas son argent, je suis modestement payé.
— La modestie n’est pas une qualité que je vous aurais accordée, dit-elle en entrant avec lui dans l’immeuble.
— Ce que j’aime le plus chez vous, Desdemona, répondit-il comme ils pénétraient dans l’ascenseur, c’est votre façon de vous exprimer. Au début, j’ai pensé que vous vouliez vous payer ma tête, mais je me rends compte qu’il vous est naturel d’être un peu... pompeuse.
— Si éviter l’argot est signe de pompe, alors oui, je suis pompeuse.
Ils sortirent de l’ascenseur. Carmine, prenant une clé dans sa poche, ouvrit la porte de son appartement et alluma un interrupteur.
Desdemona entra dans une pièce qui lui coupa le souffle. Les murs et le plafond étaient peints de ce rouge sombre, un peu assourdi, typiquement chinois ; un tapis de la même couleur recouvrait le sol, et l’éclairage avait manifestement fait l’objet de longues réflexions. Des tubes fluorescents dissimulés par un lambrequin couraient le long des murs, éclairant quelques-unes des plus belles œuvres d’art oriental qu’elle ait jamais vues : un paravent orné de tigres sur fond doré, une peinture à l’encre superbe représentant un vieillard obèse endormi, la tête posée sur un tigre, des tigres grands et petits, une tigresse nourrissant son nouveau-né et, histoire de changer, dans des cadres noirs sculptés, des panneaux de pierre blanche sur lesquels on avait peint des montagnes perdues dans la brume. Quatre fauteuils chinois entouraient une table dont le dessus de verre recouvrait un motif de plumes d’autruche : une œuvre de Lalique, manifestement, comme le lustre du dessus. Quatre autres fauteuils avaient été disposés autour d’un gros chien de porcelaine rouge comme on en voit dans les temples, sur la tête duquel était posée une plaque de verre.
— Grands dieux ! s’exclama Desdemona. Et vous allez m’avouer que vous écrivez en fait de la poésie et que vous dissimulez mille chagrins secrets ?
Carmine éclata de rire tout en emportant le sac dans une cuisine d’un blanc aussi éblouissant que le séjour était rouge. Elle était d’une propreté immaculée, parfaitement en ordre, au point d’en être intimidante. Cet homme était vraiment un perfectionniste.
— Loin de là, finit-il par répondre tout en versant la nourriture fumante dans des bols à couvercle. Je ne suis qu’un flic rital qui aime être entouré de belles choses en rentrant chez lui. Vin blanc ? Vin rouge ?
— De la bière, si vous en avez. C’est ce que je préfère avec la cuisine chinoise.
Elle prit deux des bols tandis qu’il empilait les autres sur son bras, comme un serveur professionnel. Puis il la fit s’asseoir.
— Servez-vous ! J’ai pris un peu de tout ce qu’il y a sur le menu.
Tous deux avaient très faim. Ils vinrent vite à bout de la nourriture, chacun maniant ses baguettes avec dextérité.
— Thé vert, thé noir, café ? demanda-t-il depuis la cuisine, après avoir déposé les bols dans le lave-vaisselle.
— Une autre bière, s’il vous plaît.
— À quoi vous attendiez-vous, Desdemona ? dit-il après s’être assis dans un fauteuil près du chien de porcelaine.
— Plutôt à du cuir italien et un choix de couleurs très classique. Vous êtes marié ? Je vous demande ça par simple politesse.
— Je l’ai été, voilà longtemps. J’ai une fille qui va avoir quinze ans.
— Vu les pensions alimentaires pratiquées aux États-Unis, je suis surprise que vous ayez pu vous offrir du Lalique et des chinoiseries.
Carmine eut un grand sourire.
— Pas de pension. Mon ex m’a quitté pour épouser un type qui pourrait acheter la Chubb tout entière. Elle et notre fille vivent à Los Angeles, dans une de ses demeures. On se croirait chez la reine d’Angleterre !
— Vous avez voyagé ?
— Un peu, de temps en temps, parfois pour le boulot. Chubb accueillant des enseignants et des étudiants venus du monde entier, il m’est arrivé de me rendre en Europe, au Moyen-Orient, en Asie. J’ai vu la table et le lustre dans une boutique d’antiquités parisienne et me suis saigné aux quatre veines pour les acheter. J’ai acquis tout ce qui est chinois à Hong-Kong et à Macao juste après la guerre, lorsque je faisais partie des troupes d’occupation au Japon. J’ai acheté tout ça pour une bouchée de pain.
— En tirant parti de leur misère.
— Ma chère, on ne peut manger les tigres peints. Acheteur et vendeurs ont chacun obtenu ce qu’ils voulaient. Au premier hiver, tout cela serait parti en fumée. Je pense toujours avec tristesse à ce qui a dû brûler du temps où les Japonais traitaient les Chinois comme des moutons qu’on mène à l’abattoir. De toute façon, ce que je possède n’est rien comparé à ce que les Français ont volé en Italie, ou les Anglais en Grèce.
— Touché ! dit Desdemona en posant sa bière. Bon, lieutenant, il est temps de passer aux choses sérieuses : vous m’avez nourrie, que pensez-vous pouvoir obtenir en échange ?
— Qui sait ? Je ne vous demanderai pas ce que je peux trouver moi-même, en tout cas. Et je sais où j’en suis avec vous : huit centimètres en dessous !
— Je suis fière de ma taille, répondit-elle d’un ton sec.
— Et vous avez bien raison. Il y a beaucoup de gars qui aimeraient escalader l’Everest.
Desdemona éclata de rire.
— C’est exactement ce que j’ai dit à cette chère Tamara aujourd’hui. Et vous faites partie du lot ?
— Non. Faire de l’exercice au gymnase de la police me suffit.
— Alors, posez-moi vos questions.
— Quel est le budget annuel du Hug ?
— Trois millions de dollars. Un tiers en salaires, un tiers en frais de fonctionnement, sept cent cinquante mille dollars en frais d’affiliation à Chubb, et le reste mis de côté.
— Bon Dieu ! Et comment les Parson financent-ils tout ça ?
— À partir d’un capital de cent cinquante millions de dollars. Wilbur Dowling voudrait que la taille du Hug soit doublée, pour intégrer un service psychiatrique consacré aux psychoses organiques. Ce ne sont pas les paramètres définis dans le testament de William Parson, mais le conseil pourrait décider d’en changer.
— Comment diable William Parson a-t-il réussi à mettre autant d’argent de côté ?
— C’était un homme entreprenant. À la fin de sa vie, le Hug est pratiquement devenu sa seule raison de vivre.
— Est-ce que doubler la taille du Hug poserait problème, hormis les simples questions d’argent ?
— Oh que oui ! Les Parson n’aiment pas Dowling. Et M.M., aristocrate jusqu’au bout des ongles, considère la science et la médecine comme des activités assez sordides, qui devraient être cantonnées aux universités publiques. S’il les tolère, c’est que le gouvernement fédéral donne beaucoup d’argent à la recherche, et que Chubb en tire le plus grand profit.
— Donc, M.M. et les Parsons constituent autant de blocages. On en revient toujours aux problèmes de personnes.
— Oui. Ce sont des êtres humains, après tout.
— Combien le Hug dépense-t-il en matériel ?
— Cette année, plus que d’habitude : le docteur Schiller va se voir offrir un microscope électronique d’un million de dollars.
— Ah oui, le docteur Schiller... J’ai cru comprendre que certains membres du Hug lui rendaient la vie si difficile qu’il a présenté sa démission cet après-midi.
Desdemona se redressa d’un bond.
— Comment savez-vous ça ?
— Un petit oiseau me l’a dit.
Elle se leva brusquement.
— Alors, c’est à lui qu’il faut poser vos questions, et pas à moi !
Carmine demeura impassible.
— Calmez-vous, Desdemona, et rasseyez-vous.
Elle tenta, comme d’habitude, de l’impressionner par sa haute taille, les yeux plongés dans les siens – qui étaient, remarqua-t-elle, d’un brun sombre un peu ambré. Après tout, songea-t-elle, il était normal qu’il ne pense qu’au monstre du Connecticut. Elle se rassit.
— C’est mieux, dit-il en souriant. Que pensez-vous du docteur Schiller ?
— En tant que chercheur, ou en tant qu’individu ?
— Les deux.
— C’est une autorité mondiale sur la structure du système limbique, c’est la raison pour laquelle le Prof est allé le chercher à Francfort. J’aime bien l’homme. Le malheureux souffre de bien des handicaps, outre sa nationalité.
— L’homosexualité ?
— Encore le petit oiseau ?
— Les hommes sont capables de trouver ça tout seuls, Desdemona.
— C’est vrai. Les femmes s’y trompent plus facilement, elles sont portées à croire que les hommes aimables et gentils font de bons maris. Mais en fait, beaucoup d’entre eux préfèrent les messieurs, ce dont leurs épouses ne se rendent compte que quelques enfants plus tard. C’est arrivé à deux amies à moi. Kurt est comme tous les chercheurs, il ne vit que pour son travail, je ne crois pas que ses liaisons soient durables. Ou alors, s’il a vraiment un ami, je pense que celui-ci ne le voit pas souvent.
— Vous dites cela d’un ton très serein.
— Parce que je ne suis pas impliquée. Je crois franchement que Kurt est venu aux États-Unis pour repartir de zéro, et dans cette ville parce qu’il peut se rendre quand il veut à New York et fréquenter les milieux homosexuels. Ce qu’il a oublié, ou que peut-être il ignorait, c’est qu’en Amérique beaucoup de membres des professions médicales sont d’origine juive. Après tout, la guerre a pris fin voilà vingt ans à peine, et le souvenir des horreurs des camps de la mort nazis est encore très vif.
— Chez vous aussi ?
— Oh, pour moi, c’était essentiellement l’horreur des rationnements. Parfois la peur des bombes et des V2, mais pas là où je vivais, près de Lincoln. En tout cas, j’aime bien Kurt, comme d’ailleurs tout le monde ici, y compris Finch et les autres, avant que cette horrible histoire ne survienne. Je me souviens que Finch disait qu’après tout, il ne pouvait lui jeter la pierre sous le seul prétexte qu’il était allemand, que de toute façon il était trop jeune pour avoir pris part à l’Holocauste.
Elle regarda sa montre.
— Il faut que j’y aille ! Merci infiniment, Carmine. Le repas était excellent, le cadre superbe, et votre compagnie, disons... tout à fait supportable.
— Suffisamment pour recommencer mercredi prochain ?
— Si vous y tenez...
Carmine prit l’ascenseur avec elle et tint à l’accompagner jusqu’à sa Corvette.
Une femme intéressante, se dit-il en suivant des yeux la voiture qui s’éloignait. Elle s’habillait bon marché, se coiffait elle-même, ne portait pas de bijoux. Était-elle pingre ou simplement indifférente à son allure ? Ni l’un ni l’autre, sans doute. Il n’y avait aucune attirance entre eux deux, heureusement. Pas la moindre chance qu’elle soit le monstre du Connecticut. En tout cas, c’était vraiment l’alliée dont Carmine avait besoin au Hug.